Rwanda : Que justice soit faite ! Alain Chevalérias est l'animateur du site
http://www.recherches-sur-le-terrorisme.com/ qui publie très régulièrement des analyses sur les terrorismes mais aussi des informations sur l'actualité internationale et la géopolitique. Journaliste professionnel, auteur de plusieurs ouvrages sur Ben Laden et dernièrement sur les Moudjahidin du Peuple d'Iran (1), il a bien voulu répondre à nos questions.
Interview du colonel Jacques Hogard
Alain Chevalérias : Colonel Jacques Hogard, qui êtes-vous ?
Jacques Hogard : Je suis né en 1955 dans une famille d'officiers. J'ai donc été élevé dans la tradition militaire. Mon père servait dans l'infanterie de marine et j'ai passé plusieurs années de mon enfance en Afrique, le suivant dans ses affectations. Tout naturellement, j'ai moi aussi choisi le métier des armes. A ma sortie de Coëtquidan, j'ai choisi l'infanterie, en 1979, puis j'ai rejoint les rangs de la Légion Etrangère avant d'intégrer le 2éme REP. Nous étions dans les années 80, avec les interventions au Liban, au Tchad et en République Centrafricaine. En tant que lieutenant et capitaine, j'ai vécu là quelques années formidables. Puis j'ai suivi le parcours normal, rejoignant l'Etat-major de l'armée de terre à Paris, comme jeune officier supérieur en 1989, pour y préparer l'Ecole de guerre, avant de me retrouver stationné à Djibouti, de 1992 à 1994. J'y ai vécu un séjour très dense. A l'époque, le pays venait de subir une tentative de déstabilisation de la part d'éléments venus d'Ethiopie, puis le déferlement de l'armée érythréenne en déroute, suivi de la rébellion des Afars qui menaçaient la capitale, Djibouti. J'ai personnellement beaucoup de sympathie pour cette ethnie. Ayant vécu adolescent dans ce pays et y étant retourné à plusieurs reprises comme jeune officier du 2ème REP, je connaissais ses qualités et, surtout sa fidélité à la France. De Djibouti, j'ai aussi eu la chance de participer à des interventions, au printemps 1994 au Sud Yémen, mais aussi, auparavant, en 1992/1993, en Somalie, lors de l'opération " Restore Hope ". Un grand spectacle. J'étais le " chef opération " de la force française " Oryx " envoyée aux côtés des forces multinationales sous commandement américain. Mon séjour à Djibouti s'est terminé par l'intervention au Rwanda, en 1994. Puis je suis rentré en France, où j'ai poursuivi ma carrière à la Légion avant de rejoindre le commandement des opérations spéciales (COS), créé en 1992. J'ai encore eu la chance, en 1998-1999, de commander le détachement des forces spéciales chargé d'ouvrir la voie à l'armée française lors de son entrée au Kosovo. J'ai alors eu a posteriori le sentiment de ne plus rien avoir à faire dans l'armée, ayant connu tout ce qui m'y exaltait. Je suis parti le 16 décembre 1999 en pré-retraite. Après un stage de sept mois au centre de perfectionnement des affaires (CPA), à la chambre de commerce, le 1er septembre 2000, j'ai été rayé des cadres de l'armée d'active après 26 années de service.
A.C. : Parlons du Rwanda ! Quand êtes-vous arrivé au Rwanda, plus exactement dans l'est du Zaïre, l'actuelle RDC ?
J.H. : J'y suis arrivé fin juin 1994, venant de Djibouti. Nous avons débarqué à Goma, ville zaïroise frontalière avec la Rwanda, qui servait de point de regroupement des forces dédiées à l'intervention française. Nous avions pour mission de mettre un terme, par tous les moyens, y compris la force, aux massacres qui se déroulaient de l'autre côté de la frontière, au Rwanda. Ces derniers avaient éclaté à la suite de l'attentat du 6 avril 1994, perpétré contre le Président du Rwanda, Juvénal Habyarimana, et son homologue burundais, Cyprien Ntaryamira. Nous devions rétablir l'ordre et la sécurité ainsi que, dans la mesure du possible, la concorde nécessaire au dialogue entre les communautés. Goma se situe sur les bords du lac Kivu et avait été choisie en raison de l'existence d'une piste d'aviation en dur, pouvant recevoir de gros porteurs, en l'occurrence les Antonov et les Iliouchine affrétés par l'armée française à d'anciens pays de l'ex-Union Soviétique. Grâce à eux, nous avons pu projeter en un temps record une force de près de trois mille hommes.
A.C. : Quelles cocardes portaient ces avions ?
J.H. : Russes et ukrainiennes je crois. C'étaient d'anciens avions militaires réaffectées à des compagnies civiles faisant de l'affrètement aérien.
A.C. : Mais pourquoi des avions des anciens pays de l'Union Soviétique ?
J.H. : La France ne possède pas de gros porteurs stratégiques. A l'époque, elle avait demandé aux Etats-Unis de lui fournir les moyens aériens pour transporter ses troupes et leurs équipements au Rwanda. Les Etats-Unis ont refusé car ils étaient opposés à toute intervention française au Rwanda. Il faut souligner d'ailleurs que l'Administration Clinton a tout fait alors pour créer à la France de sérieuses difficultés. L'état-major, avec l'aval du pouvoir, a alors décidé de faire appel aux Russes. Nous avons bien entendu payé l'affrètement des avions mais sans doute les Russes ont-ils accepté sans déplaisir cette mission, goûtant l'ironie de la situation.
A.C. : De quelle force disposiez-vous pour mettre un terme aux massacres ?
J.H. : L'opération Turquoise, aux ordres du général Lafourcade, comprenait environ 2800 hommes articulés en trois groupements tactiques. Le premier arrivé, composé de Forces spéciales, était commandé par le colonel Jacques Rosier, le soldat le plus décoré de France. Formé d'un détachement du 1er RPIMa, d'un détachement des commandos Marine et d'un détachement des commandos parachutistes de l'air, doté de ses propres hélicoptères et cargo tactique C160, il était pré-positionné à la frontière du Rwanda, attendant le vote de la résolution 924 du Conseil de sécurité des Nations Unies, permettant à la France d'intervenir au Rwanda à la tête d'une coalition multinationale. Le deuxième groupement, commandé par le colonel Patrice Sartre, était formé d'éléments des Troupes de Marine, en particulier de son prestigieux régiment, le RICM. J'étais pour ma part à la tête du troisième groupement, constitué pour l'essentiel d'unités de combat détachées par les régiments de Légion, en garnison en Afrique ou en France.
A.C. : N'était-ce pas un peu surréaliste de charger une force aussi peu nombreuse de mettre un terme aux massacres ?
J.H. : Nous disposions en effet d'un effectif ridicule compte tenu de l'ampleur de la mission à mener. Mais les unités déployées appartenaient à l'élite de l'armée française. Et puis, nous avons été néanmoins renforcés par des contingents africains. J'ai eu ainsi sous mon commandement le détachement tchadien. 150 hommes de plus, cela compte beaucoup quand vous n'êtes que 400 ! Ils ont du reste fait un travail remarquable. Nous n'en manquions pas moins de moyens humains, mais le soldat français a de grandes qualités. Il est capable de donner beaucoup de son temps et de sa peine. De doubler, voire de tripler sa capacité de " travail " en prenant sur ses moments de détente et son sommeil.
A.C. : La France avait signé un accord de défense avec le Rwanda. Quel était-il ?
J.H. : Nous avions de fait un accord de coopération militaire avec Kigali, signé en 1975 sous Giscard d'Estaing, mais pas d'accord de défense stricto sensu. Des éléments réduits de l'armée française se trouvaient donc au Rwanda en octobre 90 au titre de la coopération militaire, quand la rébellion tutsie, formée en Ouganda sous la tutelle de l'armée de ce pays, a lancé une offensive contre le Rwanda. Bref retour en arrière : tout avait commencé en 1961, lors de l'indépendance. La majorité hutue (85% de la population), s'étant alors révoltée dans le sang contre les Tutsis qui avaient jusque là exercé le pouvoir sans partage, un grand nombre de ces derniers avaient choisi l'exil en Ouganda. Là, ils avaient fait souche et beaucoup d'entre eux avaient intégré la guérilla menée par l'actuel président Yoweri Museveni contre le gouvernement de Milton Obote à Kampala. Quand les guérilleros se sont emparés du pouvoir, nombre de ces Tutsis se sont retrouvés alors à des fonctions importantes dans la nouvelle armée ougandaise. Certains occupaient même des postes de premier plan, comme l'actuel Président du Rwanda, Paul Kagamé, alors numéro deux des renseignements militaires. Il portait le grade de colonel de l'armée ougandaise et avait été formé aux Etats-Unis.
A.C. : Kagamé est donc bien un compagnon d'armes de l'actuel Président ougandais, Yoweri Museveni…
J.H. : Oui, à un moment donné, tous ces Rwandais devenant un peu trop visibles aux yeux de la population ougandaise, Museveni a décidé de les encourager à retourner en force dans leur patrie d'origine, comptant bien du même coup élargir ainsi son influence en Afrique centrale. Pour moi, sans aucun doute, Museveni visait déjà les richesses minières du Kivu, aujourd'hui sous les feux de l'actualité avec les activités guerrières de Laurent Nkunda.
A.C. : Depuis le mois d'août 2008, au Kivu, ne voyons-nous pas, la répétition du scénario de l'invasion du Rwanda, cette fois-ci à partir de ce pays, contre la République démocratique du Congo, ex-Zaïre ?
J.H. : Absolument. On voit cette fois Laurent Nkunda, un Tutsi du Congo, organiser une rébellion contre son pays d'origine avec l'aide du Rwanda voisin. En octobre 1990, l'Ouganda de Museveni encourageait les Tutsis, sous le nom de FPR (Front patriotique rwandais), à renverser le pouvoir en place à Kigali. Le président Habyarimana, du Rwanda, voyant son pays attaqué par un voisin et se trouvant en difficulté, demanda l'intervention de la France et du Zaïre. L'armée zaïroise, mal formée et indisciplinée, ne faisait pas le poids. Néanmoins, à l'époque, le Président Mitterrand pensait régler le problème en dépêchant deux compagnies de parachutistes. Sur son ordre, le premier détachement de l'opération Noroît est envoyé en octobre 1990. Renouvelée tous les quatre mois, l'intervention va durer un peu plus de trois ans, jusqu'en octobre 1993. Elle prend fin au lendemain des accords d'Arusha, signés en août 1993, sous la pression des pays occidentaux et principalement de la France. Il faut bien reconnaître à Mitterrand qu'il n'a pas soutenu sans contrepartie le régime du président Habyarimana : " Je vous soutiens militairement, avait-il dit en substance, je vous permets ainsi de rester au pouvoir mais vous allez faire accéder votre pays à la démocratie ".
A.C. : Oui, parce que ce Habyarimana n'était pas non plus un grand démocrate…
J.H. : Il était un chef d'Etat africain de son époque, parmi tant d'autres. Autoritaire, paternaliste, son régime reposait sur le système du parti unique. C'était une sorte de " despote éclairé ", chrétien convaincu, qui pratiquait une politique de quotas, accordant 15% des postes aux Tutsis dans l'armée, à l'université et même dans les séminaires où l'on formait les prêtres, la grande majorité de la population, Hutus et Tutsis confondus, confessant le catholicisme.
A.C. : Il y a beaucoup de pays d'Afrique dans lesquels les minorités ne sont pas représentées du tout dans les structures du pouvoir.
J.H. : Oui, c'est pourquoi j'ai la prétention de dire que le Rwanda, sous le régime d'Habyarimana, était un pays en voie de développement dans tout l'entendement du terme et sans aucune ironie de ma part. Il disposait d'une organisation administrative réelle, d'un réseau routier en bon état, d'infrastructures, d'une organisation médicale et même de dispensaires dans toutes les communes. Un jour par semaine, la population était invitée à donner son temps pour l'entretien des routes et des espaces publics. Je qualifie le régime de Habyarimana de paternaliste et même d'autoritaire mais ce n'était pas un régime totalitaire comme l'est actuellement celui de Kagamé. On ne constatait pas l'existence de disparitions, d'assassinats, de déportations, de séances de rééducation politique, de tribunaux populaires ou d'arrestations arbitraires. Toutes choses devenues fréquentes, hélas, dans le Rwanda d'aujourd'hui. En décembre 1993, aux termes des accords d'Arusha, les dernières troupes françaises se retiraient du Rwanda et laissaient la place à la MINUAR (Mission des Nations unies au Rwanda),d'un effectif de 2800 hommes fournis par des pays comme la Belgique, le Ghana ou le Bengladesh.
A.C. : Donc la France n'est plus présente militairement au moment des massacres de 1994…
J.H. : Non, il n'y a plus de troupes françaises sur le territoire rwandais à partir de décembre 1993. Il ne reste que 17 coopérants militaires, si j'ai bonne mémoire, qui portent l'uniforme rwandais et servent comme assistants techniques. Ils n'ont pas de mission de combat, mais des missions de formation et d'instruction technique. C'est un point important et sur lequel il faut insister. Car l'on a entendu les rumeurs les plus ineptes accusant la France de crimes, qui auraient été commis pendant le génocide. Alors que ses forces armées avaient quitté le territoire depuis plusieurs mois. Je répète donc, au 6 avril 1994, date du début du génocide, la seule force militaire étrangère présente au Rwanda était celle des Nations Unies.
A.C. : Sous casques bleus donc ?
J.H. : Oui, sous casques bleus et commandée, par un général canadien, le général Roméo Dallaire qui, huit jours après le début du génocide, a laissé sans protester l'ONU réduire ses troupes des 9/10èmes de leurs effectifs. La MINUAR est ainsi passée de 2800 hommes à 280, sur ordre du Conseil de sécurité des Nations Unies. Une décision aberrante ! S'il avait été un homme responsable et courageux, un officier digne de ce nom, le général Dallaire aurait immédiatement démissionné pour rentrer dans son pays, le Canada. C'est ce qu'a fait récemment le général espagnol Vicente Diaz de Villegas, en octobre dernier, quand au Kivu, il a constaté qu'il ne disposait pas des moyens nécessaires pour mettre un terme aux violences provoquées par l'attaque de Nkunda et de ses rebelles tutsis.
A.C. : Bien, revenons à votre arrivée à la frontière du Rwanda en 1994. Comme vous l'avez dit, vous participez alors à l'opération Turquoise, mise sur pied suite à une résolution des Nations Unies…
J.H. : Oui, votée avec l'abstention des Etats-Unis, qui n'ont cependant pas opposé leur veto. Madeleine Albright, alors Secrétaire d'Etat, qualifia aussitôt Turquoise d'"opération anormale ". Comme si l'on pouvait qualifier d'anormale une opération destinée à mettre fin à des massacres sans précédents.
A.C. : C'est un paradoxe, la France, seule à intervenir avec quelques pays africains pour arrêter l'effusion de sang, se voit aujourd'hui mise au banc des accusés par le gouvernement de Kigali.
J.H. : Sur ce plan, c'est même la France qui, la première, a parlé de génocide au Rwanda, par la voix de son ministre des Affaires étrangères de l'époque, Alain Juppé. La communauté internationale se taisait. Pire, les Etats-Unis ont tout fait pour l'empêcher d'intervenir.
A.C. : Pourquoi les Etats-Unis ne voulaient-ils pas d'une intervention militaire pour faire cesser le génocide ?
J.H. : Nous sommes là au cœur d'un problème qui est toujours d'actualité. En tant que pays, ni le Rwanda ni le Burundi n'intéressent personne : ce sont de petits pays agricoles, surpeuplés, dont le sous-sol, jusqu'à présent, n'a pas révélé de ressources importantes. En revanche, ils sont proches des provinces congolaises du Shaba, l'ancien Katanga, et du Kivu, que les scientifiques s'accordent à qualifier de " scandale géologique ", tant ils recèlent de richesses minières. Récemment, l'intérêt pour le Kivu s'est vu encore croître avec la découverte d'uranium et de coltan, un métal rare très apprécié par les industriels pour ses qualités de résistance à la corrosion.
A.C. : Les richesses minières du Kivu sont-elles exploitées par le Congo ?
J.H. : Absolument pas. Reste à se demander qui s'intéresse à cet extraordinaire potentiel minier. Certes, il y a le petit Rwanda, avec à sa tête Kagamé, l'élève de Museveni qui tend à dépasser son maître. Mais je vois derrière cet acteur de premier plan l'ombre des Etats-Unis, du Royaume-Uni et, je le crois aussi, d'Israël. Ces trois puissances, ai-je compris sur le terrain, ont une vision très claire des possibilités de cette région et des enjeux de la guerre, qui s'y déroule pour le contrôle des matières premières.
A.C. : Avez-vous des preuves de ce que vous avancez ?
J.H. : Rappelez-vous l'histoire ! Ce sont les Etats-Unis qui ont consacré Museveni à la tête de l'Ouganda. Museveni est un homme des Américains. Il a été cité en exemple par Bill Clinton et qualifié de modèle de " bonne gouvernance " en Afrique, en raison de sa prétendue rupture avec le passé ougandais de corruption et d'abus des droits de l'homme. On voit ce qu'il en est. Aujourd'hui, l'Ouganda de Museveni est un régime totalitaire. On voit aussi les Etats-Unis travaillant à structurer l'alliance entre Kampala et Kigali, entre Museveni et Kagamé. Par exemple, après la victoire de ce dernier au Rwanda, c'est le génie des forces armées américaines qui a refait la route entre les deux capitales. Washington a aussi fourni des blindés M113 et d'autres équipements militaires à l'armée tutsie victorieuse.
A.C. : Avez-vous été témoin de faits précis ?
J.H. : Un incident m'a frappé. Quand j'étais le patron de la partie sud de Turquoise, dans le sud-ouest du Rwanda, un beau jour j'ai vu atterrir un C130 américain sans marquage. Une jeep Cherokee en est sortie avec à son bord un lieutenant-colonel des Rangers américains. Il a déclaré s'appeler James Babbit, si je me souviens bien, et occuper les fonctions d'attaché de Défense à l'ambassade américaine à Brazzaville, au Congo. Il parlait notre langue comme vous et moi. Il m'a déclaré : " Je suis affecté comme officier de liaison auprès de votre état-major tactique ". " Officier de liaison, mais avec qui ? Ai-je rétorqué. Il n'y a pas de troupes américaines sur le terrain? " J'ai rendu compte à mon patron, le général Lafourcade qui commandait l'opération. " Oui, les ordres viennent d'en haut, m'a-t-il confirmé. Vous le gardez auprès de vous et vous faites attention ". En fait cet étrange officier de liaison n'avait de cesse de se renseigner, se comportant comme un espion au sein de mon état major. Cela en devenait très pénible. Je ne pouvais pas passer un message chiffré au général Lafourcade sans qu'il ne soit à proximité. J'ai été obligé de lui demander de garder ses distances. Irrité, j'ai écrit sur un carton de rations de combat les mots : " Forbidden to unauthorized persons " et j'ai accroché l'écriteau à l'entrée de la zone du PC dédiée aux transmissions. Piqué au vif, il m'a demandé : " A qui est donc destiné cette pancarte ? " Le regardant droit dans les yeux, j'ai répliqué : " Qui parle anglais ici ? ". Il a grommelé que ce n'était pas très amical. J'ai répondu du tac au tac: " Ce qui n'est pas très amical, c'est la manière dont vous vous comportez ".
A.C. : Comment cette affaire s'est-elle terminée ?
J.H. : Deux jours après cet incident, j'ai été réveillé en pleine nuit par un sergent du 2ème Régiment étranger d'infanterie de quart au poste de commandement. Il avait découvert l'officier de liaison américain fouillant dans mon bureau. Par précaution je conservais, avec moi dans une mallette, tous les documents importants. Il ne risquait pas de découvrir grand chose ! Néanmoins, je lui ai demandé ce qu'il faisait là. Il m'a répondu que, n'arrivant pas à dormir, il cherchait " des magazines pour se distraire ". Cet incident m'a permis d'obtenir son départ dès le lendemain matin. Il m'a frappé, parce des camarades du commandement des opérations spéciales m'avaient averti en me disant : " Aux côtés des combattants tutsis, il y a des hommes des Forces spéciales américaines ou des Forces spéciales britanniques ". J'ai fait le lien.
A.C. : Comment travaillait cet officier américain et, surtout, avec qui était-il en liaison ?
J.H. : Il était bardé de matériel radio et avait évidement la liaison avec Kigali où se tenait l'état-major de la MINUAR et son chef, le général Dallaire. Or, ce dernier, de notoriété publique, travaillait en parfaite intelligence avec Kagamé. Logiquement, il était aussi en liaison avec des éléments des forces américaines présents dans toute la région. La vraie question c'est que faisaient ces forces américaines et qu'orchestraient- elles sur le terrain ? A travers tous ces petits exemples, on comprend que ce qui se passe depuis le mois d'août dernier au Kivu n'est que la continuation de l'offensive américaine dans la région dont j'ai été le témoin en 1994. C'est un véritable jeu de poupées russes. Au Kivu, vous avez Nkunda, Tutsi du Congo et marionnette de Kagamé, lui-même Président du Rwanda. Au-dessus, tirant les ficelles, on trouve Museveni, l'Ougandais et sa tribu, les Himas d'Ankole, des cousins des Tutsis du Rwanda. A l'étage supérieur, se tiennent les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Dans leur périmètre immédiat, agit Israël, qui s'intéresse beaucoup à la région. Sachez aussi que Tony Blair, l'ancien Premier ministre britannique, est aujourd'hui depuis peu le conseiller officiel de Paul Kagamé. Ce n'est pas un hasard. Lisez, si vous en avez l'occasion l'excellent roman qui s'appelle " Le chant de la mission " et qui a été écrit par John Le Carré. Ce personnage sympathique, néanmoins issu des services spéciaux de sa Gracieuse Majesté, décrit exactement dans cet ouvrage paru en 2006 ce qui se passe actuellement au Kivu. Ce n'est pas prémonitoire mais un véritable décryptage de la situation sur le terrain.
A.C. : Beaucoup de gens croient que l'arrivée au pouvoir de Barack Obama va changer la politique américaine. Croyez-vous que cela va être le cas en Afrique, dans la région des Grands Lacs ?
J.H. : Je crois que passé le temps de l'obamania, on découvrira qu'Obama est un Américain qui défend avant tout sans scrupules les intérêts américains, quelles que soient les qualités de l'individu lui-même. A titre anecdotique, il est intéressant de relever que le père du Président Obama est un Luo du Kenya, une tribu nilotique de l'Est africain relativement proche des Tutsis. D'autre part, Hillary Clinton, le nouveau Secrétaire d'Etat, reste l'épouse de Bill Clinton qui, Président, a soutenu activement Museveni. Je ne pense pas que les choses vont s'arrêter mais, au contraire, qu'elles ne font que commencer. L'Administration Clinton est de retour !
A.C. : Avez-vous des preuves tangibles d'une intervention israélienne dans ce conflit ?
J.H. : Rien de tangible mais la présence des Israéliens est révélatrice. Ils ont des conseillers militaires auprès des armées ougandaise et rwandaise. Ils manifestent une détermination remarquable à s'implanter dans la zone francophone, en République Centrafricaine par exemple.
A.C. : Et en Côte d'Ivoire…
J.H. : Vous avez raison de citer la Côte d'Ivoire. Ils s'y installent et ce pour des raisons qui n'ont rien de philanthropiques.
A.C. : A ce propos, savez-vous que Nkunda, le Tutsi du Kivu s'est converti à l'évangélisme. C'est, comme on dit, un " Born-again ". Il déclare avoir converti ses hommes à cette version intégriste du christianisme. Il porte sur son uniforme un insigne sur lequel on lit écrit en anglais : " Rebelles pour le Christ ".
J.H. : Oui, cela ne me surprend pas et pose le problème de ces sectes chrétiennes d'origine américaine. Elles sont très actives en Afrique centrale et en Afrique de l'Ouest, comme en Côte d'Ivoire où Laurent Gbagbo et surtout sa femme, Simone, se sont eux aussi convertis à cette mouvance. Je vois dans cette forme de l'évangélisme un vecteur de pénétration américain pour prendre le contrôle de l'Afrique, plus particulièrement de la zone francophone. Pour revenir au Rwanda, sous le gouvernement du Président Habyarimana, une fraction minoritaire de Hutus, très active, formait l'opposition. On les appelait " Hutus modérés " et ils ont accompagné la montée des Tutsis au pouvoir. Or, beaucoup d'entre eux appartenaient à ces églises protestantes proches de l'évangélisme. Je ne pense pas que ce soit un hasard. Du reste, le FPR a fait assassiner un nombre significatif d'évêques catholiques rwandais, manifestant à l'égard de Rome une haine à peine dissimulée. Cela vaut à une quarantaine de personnalités rwandaises proches de Kagamé et à Kagamé lui-même, d'avoir été mis en examen par la Justice espagnole, avec émission de mandats internationaux pour assassinats perpétrés, en particulier, contre des hommes d'église espagnols. On voit bien que l'Eglise catholique en tant que telle gênant des ambitions.
A.C. : Quand avez-vous quitté le Rwanda ?
J.H. : Je n'y suis resté que soixante jours durant l'été 1994. C'est du reste le titre du petit livre que j'ai écrit sur le sujet.
A.C. : On a vu la France travaillant à pacifier le Rwanda en soutenant les accords d'Arusha. Pourquoi donc ces accusations de génocide portées contre elle par Kagamé ?
J.H. : A mon avis, le contentieux franco-rwandais repose principalement sur la haine que nourrit un homme, l'actuel dictateur rwandais Paul Kagamé, à l'égard de notre pays. Alors chef de la rébellion et leader du FPR, il s'est rendu en France, en 1992 ou en 1993, pour rencontrer des dirigeants politiques. Paul Dijoud, le directeur Afrique au Quai d'Orsay, l'a fait appréhender à l'hôtel Hilton de l'avenue de Suffren à Paris. Il était accusé de port illégal d'armes. Il a alors passé 48 heures en garde à vue, interrogé par la police française de manière jugée insuffisamment diplomatique. Humilié, Kagamé en a visiblement gardé un très mauvais souvenir. Récemment, il l'a encore répété au Président Sarkozy, lors de leur rencontre à l'assemblée générale des Nations Unies à New York en octobre dernier.
A.C. : N'existe-t-il pas aussi des raisons d'ordre stratégique ?
J.H. : Des raisons stratégiques, peut-être. Mais je crois que, d'abord et avant tout, les Français gênaient Kagamé sur la route du pouvoir. En apparence, il a joué le jeu lors des négociations d'Arusha, en 1994, mais ces dernières ne faisaient pas du tout son affaire. Il ne pouvait se résoudre à jouer les seconds rôles dans un Rwanda réconcilié et pacifié. Il voulait le pouvoir absolu, comme il l'a prouvé depuis.
A.C. : Il fallait que la guerre continue…
J.H. : Oui il fallait, à ses yeux, que la guerre continue. Il était hors de question pour lui de se contenter d'une position de deuxième ordre. Il savait ne pas pouvoir prendre le pouvoir par les urnes, lui un Tutsi, dans un pays à 85% hutu. Il avait besoin d'un évènement déclencheur pour relancer les hostilités qui lui permettent d'inverser le sens de l'histoire. Voilà pourquoi il a ordonné l'assassinat du président Habyarimana, son prédécesseur. Il savait pertinemment qu'il allait provoquer un cataclysme.
A.C. : Jusqu'à un génocide contre sa propre ethnie, croyez-vous ?
J.H. : Je ne sais pas si son calcul, si son cynisme sont allés jusque-là. Il savait cependant que cet évènement à haute valeur symbolique allait enclencher des massacres de grande ampleur et que ces massacres allaient successivement légitimer son intervention, la reprise de la guerre, sa prise du pouvoir et son installation durable à la tête du pays, sans que la communauté internationale ne puisse élever quelque objection que ce soit. Sa légitimité vient du fait qu'il se présente comme celui qui a mis fin à l'abomination des massacres, mais aussi comme un membre de l'ethnie victime. En même temps, de manière très cynique, cela lui permettait de faire le nettoyage des Tutsis de l'intérieur, ceux qu'il méprisait pour être restés en 1961 sous la loi de la majorité hutue. Pour lui ses malheureux frères de race de l'intérieur n'étaient en fait que des renégats et des traîtres à la cause et à la grandeur tutsie ! Kagamé est à la fois un stratège, ce qu'il a montré, et un cynique, ce dont personne aujourd'hui ne plus douter.
A.C. : Permettez-moi de trouver cela fascinant : nous voyons un chef de guerre instrumentalisant le génocide de son peuple, à la face de l'opinion internationale, pour étendre son pouvoir et son influence avec le soutien des Anglo-Saxons, Américains et Britanniques réunis. Pour cela, il relance la guerre et l'entretient car la fin des hostilités signifierait aussi la fin de son expansion en terme de pouvoir et de territoire. Cela ressemble beaucoup à autre chose…
J.H. : Oui, cela ressemble beaucoup à autre chose. C'est un schéma connu et assez simple en fait.
A.C. : A condition de mettre en place une campagne de propagande adaptée…
J.H. : Oui, à condition d'avoir recours à la bonne propagande, ce qu'il a eu l'intelligence de faire.
A.C. : Tout cela pour pousser ses pions vers le Zaïre…
J.H. : Oui, ce complot destiné à ériger un " empire tutsi " n'est pas seulement un rêve mais aussi une réalité qui prend corps.
A.C. : Quelle est l'accusation portée contre vous ?
J.H. : La commission Mucyo, ordonnée par les autorités rwandaises, est supposée établir la preuve des crimes prétendument commis par des Français au Rwanda au cours du génocide de 1994. Des membres de cette commission sont venus clandestinement en France en 2007. Etrangement, ils n'ont jamais cherché à nous contacter, ni moi, ni la plupart des personnalités mises en cause. Le rapport produit par cette commission est accompagné d'un communiqué du Garde des sceaux rwandais. Lui est annexée une liste de 33 noms de personnalités françaises, "les plus impliquées dans le génocide rwandais ", pour reprendre les termes utilisés. Outre ceux de 20 militaires, figurent les noms de 13 civils dont François Mitterrand, d'anciens Premiers ministres, Edouard Balladur, Alain Juppé, Dominique de Villepin, et plusieurs ambassadeurs de France. Mon nom apparaît parmi ceux des vingt officiers accusés. Ce qui est cocasse puisque, comme vous le savez, je ne suis arrivé avec les troupes françaises qu'à la fin du génocide, sur mandat des Nations Unies et justement pour y mettre fin. Auparavant, je n'avais jamais mis les pieds au Rwanda.
A.C. : Pourquoi les autorités rwandaises se sont-elles lancées dans un montage aussi rocambolesque ?
J.H. : C'est une affaire politique, la " réponse du berger à la bergère " à la suite des accusations portées par le rapport du juge Bruguière contre les proches de Kagamé, dans le cadre de l'assassinat du Président Habyarimana. Ce rapport a provoqué la rupture des relations franco-rwandaises, il y a maintenant deux ans. Il est à l'origine de l'émission de neuf mandats d'arrêt. Un dixième ne pouvait pas être émis puisqu'il concernait Kagamé lui-même et, qu'en tant que chef d'Etat en exercice, il bénéficie de l'immunité. Les neuf personnes impliquées sont accusées de l'attentat terroriste ayant coûté la vie au président rwandais, à son homologue burundais, à leurs accompagnateurs ainsi qu'à l'équipage français du Falcon présidentiel.
A.C. : Il s'agit bien d'un acte terroriste, et non de guerre, puisque l'assassinat du Président Habyarimana, de son collègue burundais et de leurs accompagnateurs, a eu lieu après la signature des accords d'Arusha. En outre, si j'ai bonne mémoire, le FPR, le parti de Kagamé, avait obtenu une représentativité au sein de la structure politique rwandaise.
J.H. : Très exactement. Conformément aux accords qui venaient d'être signés, un bataillon du FPR avait été implanté dans Kigali, au CND, l'ancien Parlement. Kagamé en a profité, pour y faire introduire les missiles sol-air SAM 17 que le commando a utilisé pour perpétrer l'attentat. Le juge Bruguière n'est pas le seul à le savoir. Michael Hourigan, procureur adjoint du TPIR (Tribunal Pénal International pour le Rwanda), de nationalité australienne, l'avait déjà dit. Il a été démis de ses fonctions au TPIR pour cela. Kagamé ne pardonne pas à la France d'avoir clamé haut et fort une vérité qui le gêne.
A.C. : Comment réagissent les autorités françaises face aux accusations portées contre ses responsables politiques et ses officiers ?
J.H. : J'ai participé à deux réunions à l'Elysée, il y a déjà quelques mois. L'objectif principal de Kagamé, faut-il d'abord savoir, est d'obtenir le retrait du rapport Bruguière et des mandats d'arrêt émis contre ses proches collaborateurs. Il est en train d'y parvenir, promettant en échange d'oublier le rapport de la commission Mucyo : un compilé de fausses accusations et d'horreurs, de meurtres gratuits, d'actes de torture, et de viols sordides. Les viols occupent une place importante dans ce rapport. Pour répondre à votre question, nous, les officiers mis en cause, avons demandé au Président de la République française, chef des armées, de condamner clairement ce document. Il nous a été assuré que le Président Sarkozy le ferait publiquement début novembre. Nous sommes début décembre et jusqu'à présent rien ne s'est encore produit.
A.C. : Est-ce pour cela que vous avez décidé de parler à la presse ?
J.H. : Pas seulement. Nous assistons à un réchauffement rapide et inattendu des relations diplomatiques franco-rwandaises à l'initiative de Bernard Kouchner. Il faut savoir que notre ministre des Affaires étrangères est un ami de longue date de Kagamé. Il l'a rencontré dans les maquis dès 1992. Je pense que sa sensibilité tiers-mondiste a joué un rôle important dans la fascination que le chef de guerre Kagamé a exercé sur lui. Je peux le comprendre car l'homme a du charisme. N'empêche, cela peut paraître incroyable mais Kagamé est l'ami de Kouchner. Un Kouchner défenseur des Droits de l'Homme qui ferme les yeux sur les très graves exactions commises aujourd'hui au Rwanda.
A.C. : Comment expliquez-vous l'arrestation de Rose Kabuyé, impliquée dans l'assassinat du Président Habyarimana, selon le rapport du juge Bruguière ?
J.H. : Nous sommes dans le cadre d'une opération montée de toute pièce. Le lieutenant-colonel Rose Kabuye occupe aujourd'hui les fonctions de chef du protocole de Kagamé. Elle a été envoyée en Europe en mission, en pleine connaissance de cause. Les Allemands l'avaient prévenue que, débarquant dans leur pays à titre privé, sans ordre de mission diplomatique, elle serait obligatoirement interpellée, puisqu'un mandat international avait été émis à son nom. Après plus d'un mois d'allers et venues sur le Vieux Continent, elle a été arrêtée à Francfort, le 9 novembre dernier (2008). Extradée vers la France, elle n'a pas été incarcérée, comme on aurait pu s'y attendre, mais retenue dans un grand hôtel parisien, puis dans un appartement tout à fait confortable ! Elle y a même reçu la visite de son mari et de ses enfants et il semblerait, comble de scandale, qu'elle soit prochainement autorisée à rentrer au Rwanda pour y passer les fêtes de fin d'année ! Je ne doute pas un seul instant de l'intervention de Bernard Kouchner pour obtenir ce régime de faveur (2). Preuve du coup monté, elle voyageait avec un passeport normal, et non pas avec un passeport diplomatique, qui l'aurait mise à l'abri d'une arrestation.
A.C. : Comment Kouchner parvient-il à maintenir une ligne crédible entre Kagamé et l'amitié qu'il vouait à François Mitterrand, quand ce dernier est lui aussi accusé par le rapport rwandais ?
J.H. : Je n'ai pas de réponse mais on ne peut pas tolérer la mise en cause de l'Etat français. Je ne suis pas un défenseur acharné de François Mitterrand, cependant je sais qu'il n'a jamais été l'inspirateur du génocide. Il a dit : " Je vais contraindre mon ami Habyarimana à plus de démocratie et on arrivera à trouver un arrangement dans la paix et la concorde civile ". Ceci me semble plutôt pavé de bonnes intentions. Alors qu'il soit aujourd'hui accusé d'avoir contribué à la programmation d'un génocide me parait ignoble. Je souhaite vivement que les autorités françaises aient le courage de prendre une position claire vis-à-vis du gouvernement rwandais et de son chef, pour rejeter ces accusations abominables et laisser la justice faire son travail. On nous parle de justice indépendante, c'est le moment où jamais de mettre nos actes en cohérence avec nos principes. N'oubliez pas que l'équipage du Falcon du président Habyarimana était français. Il faut que les familles qui ont légitimement porté plainte puissent constater que Justice est faite ! Il me semble que l'on n'a pas le droit de s'y opposer, fût-ce sous des prétextes diplomatiques.
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